Du temps et des montres

Oui ! Le temps règne ; il a repris sa brutale dictature.
Et il me pousse comme si j’étais un bœuf avec son double aiguillon.


Baudelaire

Ce qui m’a fait regarder les montres comme autre chose qu’un simple objet servant à fractionner le jour ou mesurer des durées, autre chose qu’un marqueur social, autre chose qu’un bijou (mais bien sûr c’est aussi tout cela), c’est le sentiment aigu, ontologique en quelque sorte que j’ai du temps qui passe, de la finitude, de son irréversibilité. De la mort en somme.

Et une montre c’est cela : l’image terrible de notre inexorable marche vers la mort, ponctué par ce tic tac obsédant qui s’impose à nous avec la force d’un martèlement ; un  battement inexorable qui accompagnera notre dernier souffle avant de sombrer dans une éternité obscure d’où personne ne nous tirera jamais.

Finalement, lorsque l’on veut commencer à comprendre ou appréhender le temps, la première chose qui s’offre à nous n’est-ce pas une montre ? N’est-ce pas la où déjà, empiriquement, le temps s’exhibe ?  Cette aiguille qui tourne autour de son axe, ou ces chiffres qui s’égrènent à l’infini dans une course ininterrompue ne donnent–ils pas à voir le temps  d’une façon apparemment limpide ?
 Qu’il s’écoule dans une clepsydre ou glisse comme dans un sablier ?

En réalité, c’est juste une illusion, en l’habillant de mouvement, la montre le déforme et en fait pour l’observateur un avatar de l’espace, ou si l’on préfère, de l’étendue. Il est évident que le temps ce n’est pas cela : si l’on arrête le mouvement d’une montre, le temps lui ne s’arrête pas et le caillou, dans sa minérale immobilité est aussi temporel que nous.

 Pour en revenir aux montres, ce que je trouve de remarquable et même d’hypnotique dans ces objets, c’est qu’en réalité, à rebours de ce pour quoi ils sont conçus, ils déguisent le temps, mieux, ils le dissimulent par le truchement de cette aiguille qui avance et ne montrant rien en définitive de ce  qu’elle symbolise à nos yeux. Le temps est définitivement hors de l’horloge : partout présent, il est invisible à tous, indécelable, même aux rayons X.

Cet objet qui désigne sans montrer peut-il finalement créer du temps ? Dans  l’espace, sur la lune ou les speedmaster ont posé un pied, du temps est-il apparu ?

 Dès lors, l’histoire de la mesure du temps n’est pas aussi anecdotique que cela. Il n’est pas naturel de vouloir connaître le temps avec précision, ce qui est naturel ce sont les rythmes biologiques, les saisons. Longtemps le cadran solaire, les clepsydres ont mesuré le temps du lever au coucher du soleil, instruments encore tributaires de la nature, ils symbolisent cette existence rythmée par le cours naturel de la journée, sans souci de précision, sans souci d’obtenir une productivité mesurable.
 La mise au point de l’horloge mesurant jour et nuit, heure après heure et aujourd’hui au niveau de ses battements les plus infimes, l’écoulement du temps, à contribué à dissocier le sentiment vécu du devenir de l’ordre naturel des choses.

Et c’est cela qui est fascinant : comment la science de la mesure du temps, des sabliers à l’horloge atomique, a transformé notre conscience du temps.  Lorsque au XIVe siècle, on inventa l’horloge mécanique à sonnerie qui divisait la journée en 24 heures et lorsque cet instrument commença à rythmer l’existence entière, une révolution extraordinaire s’était accomplie. L’homme avait trouvé un instrument puissant capable de réguler dans la vie de tous les jours, et qui allait accompagner le processus de modernisation fulgurant qui débutait à cette époque : le règne de l’industrialisation ou du capitalisme.

Pour résumer que dire de plus sinon que dans nul autre objet que les montres, on ne trouve un tel concentré d’interrogations philosophiques, morales et sociologiques ?

 

A propos cilleros

Psychanalyste, docteur en philosophie, j'aime l'escrime, la haute horlogerie, l'écriture. Les débats, les disputes, les oppositions.
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Un commentaire pour Du temps et des montres

  1. bigsisterski dit :

    Le cadran solaire semble un instrument plus fiable que la montre. Lui seul s’adapte au ralentissement de la rotation de la terre, comme celui qui a eu lieu suite au tremblement de terre survenu au Chili.

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